Et si SLAV était l’arbre qui cache la forêt

Je sors de ma zone de confort. Normalement, je reste bien emmitouflé dans mes petits thèmes politico-numériques. Mais là, cette fois, je fais une exception. Il y a des moments où la moutarde fait plus que monter au nez; elle rend malade. Elle aveugle. Elle fait éternuer. Une moutarde contagieuse qui en fait dérailler plusieurs. De quoi, je parle? Bien sûr de tout ce débat qui fait rage autour du spectacle SLAV.

Débat! Que dis-je, bataille de fond de ruelles plutôt. Parler de débat suppose un échange; ici, on assiste plus à un dialogue de sourds. Un quasi-monologue de sourds, devrais-je plutôt dire, tant l’accès aux tribunes n’est pas distribué équitablement. Dans la notion de débat, il y a cette volonté de faire avancer la réflexion. Tout ce qu’on entend aujourd’hui, c’est le tintamarre de l’armement nucléaire qui veut pulvériser tout argumentaire divergent. Il n’y a plus de débat lorsque le point Godwin fait partie du folklore depuis la première minute. A-t-on, au Québec, en 2018, perdu le sens du débat, de la réflexion, de la discussion politique à ce point qu’on ne puisse aborder les questions sensibles qu’au moyen d’un concours d’étiquettes incendiaires? Le napalm n’a jamais créé un bon climat de discussion et d’ouverture.

Et si on retirait un peu de moutarde de nos narines et qu’on respirait un bon coup calmement.

Sérieusement, est-ce que les artistes qui ont porté le projet de ce spectacle, ceux qui y ont oeuvré, ceux qui ont été consultés, ceux qui s’y sont impliqués, ceux qui y ont cru sont des racistes? Sérieusement? Dans leurs intentions, dans leurs convictions, dans leurs gestes? Sérieusement? Peut-être ont-ils été malhabiles, naïfs, insouciants? Mais sûrement pas racistes. On ne porte pas un tel projet si on n’en a pas les convictions qui vont de pair.

Sérieusement, les personnes qui ont critiqué le spectacle, pancartes à la main, celles qui se sont senties blessées ou meurtries ou exclues, sont-elles des fachos, des vendues au multiculturalisme canadien, des anti-francophones, des exterminateurs de la culture québécoise, des incultes ou des obscurantistes? Sérieusement? Juste parce qu’ils osent soulever l’opinion que dans notre trop tranquille société québécoise francophone, il y a encore des injustices et de la discrimination sur la base de la couleur de la peau? Sérieusement, des fachos? Non, au pire, des militants qui grafignent trop profondément pour attirer l’attention sur un problème pourtant essentiel.

Sérieusement, est-ce que le FJM qui a retiré ce spectacle de sa programmation est un censeur digne de l’inquisition? Sérieusement? Une organisation qui, depuis 40 ans, fait tant de places à l’expérience, à la diversité, à l’aventure? Un censeur? Un raciste aussi, quant à y être? Sérieusement? Au pire, il s’agit d’une compagnie qui a décidé qu’il s’agissait d’un problème de société qui la dépassait et qu’elle n’avait pas à se substituer ni à la société civile ni aux politiques dont c’est le rôle de s’exprimer. La majorité des entrepreneurs, toutes communautés confondues, auraient fait le même choix.

Cet arbre qui cache la forêt

J’aime bien l’expression « l’arbre qui cache la forêt ». Elle s’applique tellement bien ici. On focalise sur un spectacle (que si peu de monde a vu), sur des manifestations (de pas tant de monde et que si peu de monde a vu), d’une poignée de pancartes (un peu pimentées) pour que tous les faiseurs d’opinions s’emballent. Et on regarde quoi? l’arbre, bien sûr. Comme si ce spectacle était le début, le milieu et la fin de toute cette histoire. On ne regarde pas plus loin que l’arbre. Jamais la forêt qui est là, derrière. La colère exprimée au moment de ce spectacle tient-elle totalement du spectacle? Nah! De l’accumulation d’années de frustration. Comme si le spectacle SLAV (à tort ou à raison) représentait la fameuse goutte qui fait déborder le vase. Ou le bon prétexte médiatique.

Non, notre petit Québec n’est pas sans tache. Il faut quand même se le dire, il y en a de la discrimination. De la discrimination que nos institutions, que notre culture, que nos entreprises, que nous-mêmes entretenons. Inconsciemment ou volontairement (c’est selon). L’idéal d’inclusion est encore un projet à réaliser, il ne faut pas tomber dans le déni.

Des fractures sociales, notre petite société québécoise en est pleine. C’est important de l’admettre, de les voir, d’essayer de les comprendre et de les mettre dans la sphère politique pour en débattre.

Une fracture sociale, c’est quoi? Par exemple, c’est la pauvreté chronique. Celle qu’on côtoie, celle qu’on évite trop souvent du regard, celle qu’on aimerait penser que ses victimes sont les artisans de leur propre malheur. Mais on sait très bien qu’elle est structurelle; on sait que les cartes de chance sont distribuées inégalement dans notre jeu, et que certains auront toujours plus d’occasions de trébucher socialement que d’autres. La pauvreté est tellement réelle que nous la craignons tous pour nous et pour nos enfants, qu’on essaie de l’endiguer avec des programmes gouvernementaux. Et ceux qui y sont coincés, ceux qui ont faim ou ceux qui sont épuisés de défendre ces personnes sans moyen pour se faire entendre, serez-vous surpris lorsque leur souffrance, leur misère et leur frustration prendra le ton de la colère?

Autre exemple? Cette fracture qui nous touche tous, entre les hommes et les femmes. Celle qu’on aimerait tant qu’elle soit déjà disparue depuis longtemps, celle qui se traduit par tant de déséquilibre au travail, dans la famille, dans l’intimité, partout. On la sait, on la connaît, on cherche à l’éliminer, mais chaque fois qu’on croit s’approcher d’un nouvel équilibre, on constate qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. La vague #meetoo est une autre belle illustration que l’exaspération cède un jour soudainement sa place à la colère pour se faire entendre.

Et cette forêt derrière l’arbre? Au-delà des étiquettes lancées à la suite du spectacle SLAV, ce qu’on a entendu ne serait-ce pas encore le cri d’une frustration trop longtemps retenu qui s’exprime?

Il faut accepter d’être lucide et admettre qu’il y a toujours au Québec bien plus de discriminations sur la base de la couleur et de l’origine qu’on ne le croit. Et ce n’est pas parce que nous ne souhaitons pas qu’elles existent, ce n’est pas parce que nous n’en subissons pas les effets, qu’elles n’existent pas. Tant d’emplois manqués sur la base d’un nom d’origine incertaine, tant de suspicion sur la base d’un teint trop basané, tant d’embûches dressées sur la base de la couleur. Faut pas fermer les yeux ni même les baisser; ne pas admettre cette réalité nous en rend chaque jour moins innocents. Et devant le déni doit-on être surpris que là aussi l’exaspération cède le pas à l’impatience et à la colère ?

Dieu sait pourquoi, plusieurs commentateurs croient qu’on a manqué une belle occasion de parler, de lancer un débat. Je crois bien au contraire que tout est là pour qu’on en discute. La discrimination sur la base de la couleur et des origines est bien insidieuse. C’est un thème sensible; personne ne veut se retrouver au banc des accusés et reconnu comme raciste. Pourtant, chasser les discriminations et les racismes structurels n’a rien à voir avec une mise en accusation des citoyens et des individus, c’est chercher les réflexes culturels, les mécanismes institutionnels, les boys clubs, les injustices profondes qui empêchent trop de citoyens d’avoir les mêmes chances que les autres. C’est le temps, la table est mise.

Et vous, vous voulez vraiment parler d’un spectacle que vous n’avez pas vu, de liberté d’expression, de censure? Ou, au contraire, faire un pas de plus, et dépasser cet arbre qui cache la forêt.

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Photo par Guillaume Jaillet sur Unsplash

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